Le Point – Sciences Po : les dessous de la suppression du concours d’entrée

25/06/2019 | 12:00 Sciences Po médias  
Admissions en première année, nouveau campus, doublement des lycées prioritaires… Frédéric Mion, directeur de Sciences Po Paris, détaille ses réformes.

La crise des Gilets jaunes a mis au centre des débats la question de la formation des élites et de leur renouvellement. Emmanuel Macron a dit vouloir refonder l'ENA. Or une grande majorité de ses élèves est passée par Sciences Po. Pour Le Point, Frédéric Mion évoque ses réformes visant à faciliter la mixité sociale dans les recrutements. Le directeur de Sciences Po revient également sur la déconnexion des élites et les actions militantes de certains de ses étudiants qui nuisent à la réputation de son établissement.

Le Point : En annonçant la refondation de l'ENA, Emmanuel Macron a voulu envoyer un message aux Français, qui, de plus en plus, doutent de l'efficacité de leurs élites. Or la très grande majorité des étudiants de l'Ena est passée par Sciences Po. Dès lors, comment comptez-vous former la future élite de la France ?

Frédéric Mion : Nous ne cessons de questionner notre formation pour qu'elle soit en prise avec les attentes de nos contemporains. Il est nécessaire aussi d'agir sur les recrutements, donc en amont, et c'est pourquoi nous lançons une réforme des admissions en première année, qui accompagnera la refondation de notre maison, incarnée par un nouveau campus qui ouvrira bientôt ses portes. Elle est le fruit d'une réflexion de longue haleine qui consiste à définir quelle sera l'élite dont nous aurons besoin d'ici à vingt ou trente ans et les qualités de celles et ceux qui occuperont les postes à responsabilités, dans les décennies à venir. Il s'agit aussi de mieux penser les ressorts de la méritocratie à la française.

Comment repérer ces futurs décideurs ?

Dès la rentrée 2021, nous allons nous concentrer sur quatre dimensions principales. L'excellence académique, bien sûr, qui se fondera notamment sur le contrôle continu en seconde, en première et en terminale, mais aussi les épreuves du bac « nouvelle formule », dont une partie sera passée en première et une autre au printemps de l'année de terminale. Nous observerons les parcours de progression. Nous serons attentifs à la personnalité des candidats, évaluée par un dossier composé d'une part importante d'expression personnelle et par une épreuve orale, qui mesurera la motivation des candidats et leur capacité à répondre aux critères et valeurs de l'établissement.

En supprimant l'épreuve écrite, pensez-vous pouvoir mettre fin à l'inégalité des chances induites par les prépas Sciences Po, sur lesquelles misent les candidats de milieux favorisés, parfois dès la classe de première ?

L'écrit restera au cœur du recrutement et de la formation à Sciences Po. Mais la suppression des épreuves sur table aura pour vertu de restaurer un principe d'égalité en retirant aux prépas privées une partie de leur raison d'être.

En quoi ce nouveau recrutement favorisera-t-il l'égalité des chances ?

Nous voulons que chaque élève talentueux se sente autorisé à entrer à Sciences Po. Nous irons plus loin que ce que nous faisons depuis vingt ans en matière d'ouverture sociale, notamment dans le cadre de notre dispositif des conventions d'éducation prioritaire [CEP], une voie d'accès sélective destinée aux élèves issus des lycées relevant de l'éducation prioritaire. En effet, 70 % des lycéens défavorisés étudient hors de ces zones. Nous voulons donc doubler le nombre de nos lycées partenaires, qui sont aujourd'hui au nombre de 106. Nous accompagnerons ces lycéens dès la seconde. Notre objectif : garantir un minimum de 30 % de boursiers en première année de Sciences Po.Quel nouveau public comptez-vous toucher ?

Lorsque les modalités d'admission sont depuis longtemps en place, le recrutement se fait au détriment de ceux qui ont moins accès à l'information. En multipliant par deux le nombre de lycées concernés par notre convention, nous ne toucherons plus uniquement les lycées en périphérie des grandes agglomérations. Nous voulons faire savoir aux lycéens de tous les territoires, ruraux et ultramarins notamment, que Sciences Po est une voie possible pour eux et gommer tout ce qui les plombe et les stigmatise.

Cette discrimination positive produit-elle réellement un effet vertueux à long terme ?

Absolument ! Elle est nécessaire pour lutter contre le phénomène de la méritocratie de l'entre-soi. Nous constatons par ailleurs que le taux d'insertion dans le monde professionnel à la sortie de notre établissement est le même pour les élèves entrés par cette voie que par le recrutement « classique ». La seule différence, c'est que les élèves des CEP s'orientent davantage vers le privé que les autres. Cela s'explique en partie par le fait que les familles, qui ont sacrifié beaucoup pour permettre à leurs enfants de suivre ces études, ont la nécessité d'un retour sur investissement plus rapide, ce qu'offre davantage le privé que le public. Sans compter qu'affronter des nouveaux concours très sélectifs, comme ceux de la haute fonction publique, même après cinq années d'études brillantes, peut faire office de repoussoir.

Dans ces conventions d'éducation prioritaire, la part des élèves boursiers décroît année après année, au bénéfice des CSP +. Les fils de profs sont les premiers à bénéficier des CEP et arrivent parfois dans ces lycées après des manœuvres de contournement de la carte scolaire. Comment faire pour lutter contre cela ?

Quand nous avons lancé ce dispositif il y a vingt ans, l'idée était aussi de créer une attractivité nouvelle pour rétablir une mixité dans des lycées qui en avaient besoin. Mais aujourd'hui, avec la baisse du nombre de boursiers admis à travers les CEP, cette mixité a tendance à s'éroder. C'est aussi pour cela que nous devions faire évoluer le recrutement.

 
Vos enseignements se font de plus en plus en anglais. La maîtrise de cette langue ne favorise-t-elle pas d'abord les candidats issus de milieux privilégiés ?

La deuxième langue est en effet un élément fort de discrimination. Cependant, aucun élève admis en première année à Sciences Po n'est contraint de suivre en premier cycle des enseignements en langue étrangère. Nul ne sera écarté en raison d'un niveau insuffisant en anglais. En revanche, nous avons des enseignements de langues et nous souhaitons hisser nos étudiants au niveau d'une maîtrise de cette langue à l'écrit comme à l'oral. C'est l'objectif en fin de cycle. Naturellement, ceux qui ont à l'entrée un bon niveau pourront intégrer dès le premier cycle des cursus anglophones. J'ai une certitude : la maîtrise de l'anglais est absolument déterminante pour l'insertion professionnelle future de tous nos étudiants.

Vous avez étudié à Princeton. Regardez-vous ce qui se fait à l'étranger en matière de diversité ?

Cette expérience à Princeton m'a permis d'élargir ma vision de la diversité. Les universités américaines sont un résumé de paradoxes. Elles sont à la fois les plus coûteuses au monde - 70 000 dollars pour une année d'études à Columbia - et capables de ménager un nombre de places qui reviendront à des étudiants issus de la misère sociale la plus absolue. J'ai pris conscience que nous ne sommes pas allés assez loin dans la conception d'une méritocratie adaptée au XXIe siècle. Le confort intellectuel pousse à dire : « Moi, j'ai réussi mes études dans les années 1970 et je viens d'une famille qui n'avait envoyé personne dans l'enseignement supérieur. Aujourd'hui, je suis philosophe, éditorialiste, ministre ou patron. Ce que j'ai fait doit être encore possible. » C'est précisément le confort de ceux qui veulent que rien ne change. Nous devons donc identifier les voies d'accès pour tous les talents, où qu'ils soient. La diversité ne se décrète pas, elle se provoque et elle nous sert ! La France est un des rares pays qui aient à se poser de manière aussi aiguë la question du choix des meilleurs élèves dans un contexte de massification de l'enseignement supérieur. Dès lors que nous décidons de conduire au bac un nombre important de jeunes, notre rôle est de trouver dans ces populations ceux qui expriment le meilleur potentiel.

Peu de temps avant sa mort, Michel Serres disait constater une haine montante des élites en France. Etes-vous de son avis ?

Je ne suis pas sociologue. Je ne peux donc porter un regard scientifique. J'allume ma télévision, je regarde les réseaux sociaux et je lis la presse. Il est difficile de ne pas entendre la haine que vous évoquez. Le mouvement des Gilets jaunes l'a très bien illustrée, en exprimant la détestation de toute forme de pouvoir. Et celle contre le pouvoir fondé sur le savoir ou l'excellence académique est à mon sens une nouveauté. C'est pourquoi la question de la légitimité des élites est si importante. Mais, ne nous voilons pas la face, il y a aussi des effets de loupe désastreux liés aux nouveaux moyens de communication, qui conduisent au relativisme.

Quel regard portez-vous sur les associations qui, au sein de votre établissement, interdisent l'accès à des intellectuels qui ne pensent pas comme elles, bloquent l'école pour dénoncer, chose cocasse, un projet de sélection à l'entrée de l'université ou organisent un Hijab Day dans vos locaux ?

L'effet de loupe médiatique joue aussi sur certaines formes de radicalité qu'expriment quelques-uns de nos étudiants. Cette radicalité ne date pas d'aujourd'hui, ni même d'hier : elle est aussi vieille que l'université elle-même. Elle prenait simplement d'autres formes jadis. Même si elles sont extrêmement minoritaires, ces mobilisations sont amplifiées de l'extérieur par des gens qui eux-mêmes mènent un combat idéologique. Ils vont se saisir, par exemple, de l'agitation autour de la venue d'Alain Finkielkraut pour dire que nous serions aux mains de l'ultragauche - je me réjouis qu'Alain Finkielkraut ait pu tenir cette conférence dans nos locaux, nous y avons veillé -, quand d'autres avaient vu dans l'ouverture d'une section du FN (disparue depuis) l'adhésion des élites à la pensée de l'ultradroite… Un seul point me semble essentiel : Sciences Po et l'université sont par essence le lieu du débat avec une limite fondamentale, le respect strict de la loi qui interdit les discours de haine.

Condamnez-vous donc l'action de ces associations ?

Je condamne les mouvements de cette frange minoritaire de nos étudiants qui veut interdire de parole telle ou telle personnalité dont le point de vue leur est désagréable.

Ces associations ont pour certaines une approche ethnique…

Tout ce qui tend à diviser, à ranger dans des petites cases les populations diverses que nous nous réjouissons d'accueillir est la négation même de ce que nous cherchons à faire, notamment à travers cette réforme. Nous souhaitons rester le lieu où des parcours divers s'enrichissent au contact les uns des autres.

Craignez-vous de voir l'esprit de cette gauche des campus américains gagner votre école ?

J'observe les phénomènes et je n'ignore pas cette vision selon laquelle chacun devrait se constituer une petite bulle de sécurité où il ne parlerait qu'à ses semblables. C'est le comble de l'absurdité ! Pour en discuter avec mes homologues présidents d'université aux États-Unis, les manifestations de cette idéologie font couler beaucoup d'encre, mais sont très loin de résumer l'expérience universitaire là-bas.

Et vous, personnellement, à quel moment sortez-vous de cette bulle de la rue Saint-Guillaume pour prendre le pouls de la société ?

J'ai la chance d'être bien entouré ! Et surtout d'être à la tête d'une université qui, par la nature de son champ d'études, les sciences humaines et sociales, est en prise avec les problématiques de notre temps. Je me nourris des retours d'expériences à travers le parcours des étudiants issus des lycées partenaires, des académies et de nos campus en régions. En arrivant, je ne mesurais pas à quel point disposer de six campus hors de Paris est une façon d'appréhender de manière différente notre formation, au contact des réalités locales. Et chacun de mes déplacements à l'étranger est une nouvelle fenêtre ouverte sur le monde.
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