Le Monde – Fin des épreuves écrites, quota de boursiers : Sciences Po Paris chamboule sa sélection
Sciences Po Paris va supprimer ses épreuves écrites d’entrée en première année, au profit d’une sélection sur dossier, notes du bac et entretien.
Par Jessica Gourdon Publié le 25 juin 2019 à 17h06 - Mis à jour le 26 juin 2019 à 11h13
Temps de Lecture 5 min.
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A partir de 2021, les candidats à Science Po Paris seront évalués à partir de leurs notes au lycée et au baccalauréat, et par un oral.
A partir de 2021, les candidats à Science Po Paris seront évalués à partir de leurs notes au lycée et au baccalauréat, et par un oral. MARTIN ARGYROGLO / SCIENCE PO
C’est une secousse dans le monde de l’enseignement supérieur : la fin du concours symbolique d’une grande école, et son entrée dans une nouvelle ère de la sélection, plus individualisée, où l’oral prend désormais la place de la sacro-sainte dissertation.
Sciences Po Paris a annoncé, mardi 25 juin, une refonte de sa procédure d’entrée en première année, à partir de 2021. Finies les épreuves communes d’admission, emblématiques du « concours à la française ». Terminées la dissertation d’histoire, l’épreuve en sciences économiques ou en philosophie et l’épreuve de langue vivante, trio sur lequel ont planché en 2019 plus de 5 000 lycéens.
Désormais, comme dans les universités anglo-saxonnes, la sélection s’effectuera essentiellement sur dossier : notes obtenues pendant le lycée, rédaction d’un « essai » personnel, résultats du bac. A ce tiercé s’ajoutera un oral, auquel seront soumis tous les candidats présélectionnés, et qui mêlera un entretien de motivation et une discussion autour d’un document.
La procédure sera identique pour tous, y compris pour les lycéens issus d’établissements étrangers (qui disposent aujourd’hui d’une procédure parallèle), ainsi que pour les jeunes des 106 établissements défavorisés avec lesquels Sciences Po a signé des « conventions éducation prioritaire » (CEP). Ce concours spécifique, créé en 2001 et basé sur des oraux, a permis à 160 jeunes d’intégrer Sciences Po en 2018 (environ 10 % de la promotion).
CSP+ en majorité
« Nous faisons face à une crise globale de la légitimité des élites, qui nous amène à remettre sur le métier toute notre procédure, explique Frédéric Mion, le directeur de l’établissement. Nous voulons plus de diversité des parcours et des origines, et nous voulons aussi prendre en compte divers critères d’excellence, pas seulement académiques : l’ouverture d’esprit, la persévérance, la capacité d’invention ou de résilience d’un candidat. » Il inscrit aussi cette réforme dans le contexte des réflexions en cours pour amener plus de diversité dans la très haute fonction publique, pour laquelle Sciences Po constitue le principal sas d’entrée.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi Suppression de l’ENA : « Il faut remettre en jeu le système scolaire dans son ensemble »
La fin du concours d’entrée en première année n’est finalement que la dernière marche d’une stratégie engagée il y a vingt ans par Richard Descoings, alors directeur de Sciences Po, pour assouplir un système qui avait tendance à sélectionner des étudiants aux profils trop homogènes. Outre les CEP, lancées en 2001, Sciences Po a supprimé, en 2013, l’épreuve de culture générale de son concours, considérée comme la plus discriminante socialement. Puis, en 2017, l’école a éliminé les épreuves écrites pour l’entrée en master au profit d’une sélection sur dossier.
Ces évolutions successives répondent à un biais largement documenté par la recherche. Alors qu’elles sont censées mettre tous les candidats sur la même ligne de départ, les épreuves écrites deviennent, dans un contexte d’hyper-sélection (14 % d’admis en première année à Sciences Po), un instrument de reproduction sociale des élites. Et un outil de légitimation de leur place par celles-ci.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi Didier Eribon : « Les grandes écoles ne sont pas un système scolaire, mais un système social »
Ainsi, à Sciences Po, la part d’enfants de CSP+ (catégories socioprofessionnelles supérieures) admis à l’examen d’entrée atteint 70 % (contre 18 % dans la population française), selon les derniers chiffres disponibles. Au vu de la sélectivité du concours, et d’après une enquête réalisée auprès de 700 étudiants de première année, la moitié des admis ont eu recours à des prépas privés pendant leur lycée, pour un coût moyen de 2 000 euros, renforçant encore les biais sociaux intrinsèques.
Une question de bon sens
« L’intérêt de cette nouvelle procédure, c’est de pouvoir sélectionner des candidats en les situant dans leur territoire, dans leur origine sociale, dans leur genre, et ainsi ne pas se centrer uniquement sur le mérite académique, extrêmement corrélé au niveau social de la famille », estime Vincent Tiberj, sociologue, qui travaille sur une réforme du même type à l’Institut d’études politiques de Bordeaux.
La suppression des épreuves écrites, qui représentaient par ailleurs un coût important pour l’établissement, est aussi, selon Sciences Po, une question de bon sens. Depuis quelques années, 12 % des admis – les candidats les plus brillants – étaient déjà dispensés d’épreuves écrites. « La corrélation entre le dossier scolaire et la réussite de nos épreuves était très forte, observe Frédéric Mion. Elles confirment des résultats déjà mesurés par ailleurs. Elles ne nous apprennent rien de plus sur nos candidats. » Et de préciser : « S’il s’agit de tester la capacité des candidats à rédiger dans un temps limité, nous faisons confiance au bac. »
Ou, pour être précis, au nouveau bac : avec cette nouvelle procédure, qui permet au passage à l’établissement de se glisser dans le calendrier de Parcoursup, Sciences Po joue aussi le jeu de la réforme du lycée. Celle-ci entre en vigueur pour les élèves de première à la rentrée et veut aussi valoriser la diversité des parcours et les compétences à l’oral. A Sciences Po, le mot d’ordre est clair : aucune spécialité ne sera requise pour être admissible.
Ce n’est pas la fin de l’hyper-sélection
Reste que la fin des épreuves écrites n’est pas du goût de tous. Le système pose la question de la prise en compte de la « valeur » des notes d’un lycée à l’autre, des notations plus ou moins sévères… Pour juger les élèves à l’aune de leur environnement, Sciences Po va se constituer « des outils d’évaluation » des établissements.
En outre, l’oral comporte aussi de nombreux biais sociaux. « Il n’est pas moins discriminant que l’écrit, estime Annabelle Allouch, sociologue, maître de conférences à l’université de Picardie-Jules-Verne. Il agit différemment. Il faut savoir se mettre en scène, hiérarchiser ses idées, savoir ce dont on peut parler et ne pas parler. » De plus, cette nouvelle procédure ne mettra pas un terme à l’hyper-sélection, au contraire. Avec la fin des épreuves écrites et l’entrée dans Parcoursup, Sciences Po s’attend à « une augmentation de 30 %, voire plus, des candidatures » – et offrira toujours le même nombre de places en première année.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi A Sciences Po, une certaine idée de la diversité
Outre la fin des écrits, l’autre changement majeur concerne les lycées conventionnés CEP. Le système avait montré ses limites. Si le dispositif a amélioré de manière significative la diversité à Sciences Po (le nombre de boursiers a quadruplé en dix ans), il était en partie détourné de son esprit initial, créant un effet d’aubaine. Parmi les bénéficiaires de cette voie d’entrée parallèle figurent environ 40 % d’enfants de CSP+ (chiffre qui a doublé en dix ans).
Quota de places pour les boursiers
Dans le nouveau système, 15 % des places de première année seront réservées aux candidats qui répondent aux critères sociaux d’une bourse de l’enseignement supérieur et qui sont scolarisés dans ces lycées conventionnés.
L’institution va d’ailleurs en doubler le nombre, passant de 106 à plus de 200 établissements. Le programme d’accompagnement à l’admission, qui restera ouvert à tous les lycéens, même non boursiers, sera aussi rénové, avec une visée plus large que l’entrée à Sciences Po.
Avec cette réforme, l’établissement s’engage désormais à recruter en première année un quota de 30 % de boursiers dans chaque nouvelle promotion. Un pourcentage deux à trois fois plus élevé que celui observé dans les grandes écoles de commerce. Mais équivalent à celui des masters à l’université.
Par Jessica Gourdon Publié le 25 juin 2019 à 17h06 - Mis à jour le 26 juin 2019 à 11h13
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A partir de 2021, les candidats à Science Po Paris seront évalués à partir de leurs notes au lycée et au baccalauréat, et par un oral.
A partir de 2021, les candidats à Science Po Paris seront évalués à partir de leurs notes au lycée et au baccalauréat, et par un oral. MARTIN ARGYROGLO / SCIENCE PO
C’est une secousse dans le monde de l’enseignement supérieur : la fin du concours symbolique d’une grande école, et son entrée dans une nouvelle ère de la sélection, plus individualisée, où l’oral prend désormais la place de la sacro-sainte dissertation.
Sciences Po Paris a annoncé, mardi 25 juin, une refonte de sa procédure d’entrée en première année, à partir de 2021. Finies les épreuves communes d’admission, emblématiques du « concours à la française ». Terminées la dissertation d’histoire, l’épreuve en sciences économiques ou en philosophie et l’épreuve de langue vivante, trio sur lequel ont planché en 2019 plus de 5 000 lycéens.
Désormais, comme dans les universités anglo-saxonnes, la sélection s’effectuera essentiellement sur dossier : notes obtenues pendant le lycée, rédaction d’un « essai » personnel, résultats du bac. A ce tiercé s’ajoutera un oral, auquel seront soumis tous les candidats présélectionnés, et qui mêlera un entretien de motivation et une discussion autour d’un document.
La procédure sera identique pour tous, y compris pour les lycéens issus d’établissements étrangers (qui disposent aujourd’hui d’une procédure parallèle), ainsi que pour les jeunes des 106 établissements défavorisés avec lesquels Sciences Po a signé des « conventions éducation prioritaire » (CEP). Ce concours spécifique, créé en 2001 et basé sur des oraux, a permis à 160 jeunes d’intégrer Sciences Po en 2018 (environ 10 % de la promotion).
CSP+ en majorité
« Nous faisons face à une crise globale de la légitimité des élites, qui nous amène à remettre sur le métier toute notre procédure, explique Frédéric Mion, le directeur de l’établissement. Nous voulons plus de diversité des parcours et des origines, et nous voulons aussi prendre en compte divers critères d’excellence, pas seulement académiques : l’ouverture d’esprit, la persévérance, la capacité d’invention ou de résilience d’un candidat. » Il inscrit aussi cette réforme dans le contexte des réflexions en cours pour amener plus de diversité dans la très haute fonction publique, pour laquelle Sciences Po constitue le principal sas d’entrée.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi Suppression de l’ENA : « Il faut remettre en jeu le système scolaire dans son ensemble »
La fin du concours d’entrée en première année n’est finalement que la dernière marche d’une stratégie engagée il y a vingt ans par Richard Descoings, alors directeur de Sciences Po, pour assouplir un système qui avait tendance à sélectionner des étudiants aux profils trop homogènes. Outre les CEP, lancées en 2001, Sciences Po a supprimé, en 2013, l’épreuve de culture générale de son concours, considérée comme la plus discriminante socialement. Puis, en 2017, l’école a éliminé les épreuves écrites pour l’entrée en master au profit d’une sélection sur dossier.
Ces évolutions successives répondent à un biais largement documenté par la recherche. Alors qu’elles sont censées mettre tous les candidats sur la même ligne de départ, les épreuves écrites deviennent, dans un contexte d’hyper-sélection (14 % d’admis en première année à Sciences Po), un instrument de reproduction sociale des élites. Et un outil de légitimation de leur place par celles-ci.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi Didier Eribon : « Les grandes écoles ne sont pas un système scolaire, mais un système social »
Ainsi, à Sciences Po, la part d’enfants de CSP+ (catégories socioprofessionnelles supérieures) admis à l’examen d’entrée atteint 70 % (contre 18 % dans la population française), selon les derniers chiffres disponibles. Au vu de la sélectivité du concours, et d’après une enquête réalisée auprès de 700 étudiants de première année, la moitié des admis ont eu recours à des prépas privés pendant leur lycée, pour un coût moyen de 2 000 euros, renforçant encore les biais sociaux intrinsèques.
Une question de bon sens
« L’intérêt de cette nouvelle procédure, c’est de pouvoir sélectionner des candidats en les situant dans leur territoire, dans leur origine sociale, dans leur genre, et ainsi ne pas se centrer uniquement sur le mérite académique, extrêmement corrélé au niveau social de la famille », estime Vincent Tiberj, sociologue, qui travaille sur une réforme du même type à l’Institut d’études politiques de Bordeaux.
La suppression des épreuves écrites, qui représentaient par ailleurs un coût important pour l’établissement, est aussi, selon Sciences Po, une question de bon sens. Depuis quelques années, 12 % des admis – les candidats les plus brillants – étaient déjà dispensés d’épreuves écrites. « La corrélation entre le dossier scolaire et la réussite de nos épreuves était très forte, observe Frédéric Mion. Elles confirment des résultats déjà mesurés par ailleurs. Elles ne nous apprennent rien de plus sur nos candidats. » Et de préciser : « S’il s’agit de tester la capacité des candidats à rédiger dans un temps limité, nous faisons confiance au bac. »
Ou, pour être précis, au nouveau bac : avec cette nouvelle procédure, qui permet au passage à l’établissement de se glisser dans le calendrier de Parcoursup, Sciences Po joue aussi le jeu de la réforme du lycée. Celle-ci entre en vigueur pour les élèves de première à la rentrée et veut aussi valoriser la diversité des parcours et les compétences à l’oral. A Sciences Po, le mot d’ordre est clair : aucune spécialité ne sera requise pour être admissible.
Ce n’est pas la fin de l’hyper-sélection
Reste que la fin des épreuves écrites n’est pas du goût de tous. Le système pose la question de la prise en compte de la « valeur » des notes d’un lycée à l’autre, des notations plus ou moins sévères… Pour juger les élèves à l’aune de leur environnement, Sciences Po va se constituer « des outils d’évaluation » des établissements.
En outre, l’oral comporte aussi de nombreux biais sociaux. « Il n’est pas moins discriminant que l’écrit, estime Annabelle Allouch, sociologue, maître de conférences à l’université de Picardie-Jules-Verne. Il agit différemment. Il faut savoir se mettre en scène, hiérarchiser ses idées, savoir ce dont on peut parler et ne pas parler. » De plus, cette nouvelle procédure ne mettra pas un terme à l’hyper-sélection, au contraire. Avec la fin des épreuves écrites et l’entrée dans Parcoursup, Sciences Po s’attend à « une augmentation de 30 %, voire plus, des candidatures » – et offrira toujours le même nombre de places en première année.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi A Sciences Po, une certaine idée de la diversité
Outre la fin des écrits, l’autre changement majeur concerne les lycées conventionnés CEP. Le système avait montré ses limites. Si le dispositif a amélioré de manière significative la diversité à Sciences Po (le nombre de boursiers a quadruplé en dix ans), il était en partie détourné de son esprit initial, créant un effet d’aubaine. Parmi les bénéficiaires de cette voie d’entrée parallèle figurent environ 40 % d’enfants de CSP+ (chiffre qui a doublé en dix ans).
Quota de places pour les boursiers
Dans le nouveau système, 15 % des places de première année seront réservées aux candidats qui répondent aux critères sociaux d’une bourse de l’enseignement supérieur et qui sont scolarisés dans ces lycées conventionnés.
L’institution va d’ailleurs en doubler le nombre, passant de 106 à plus de 200 établissements. Le programme d’accompagnement à l’admission, qui restera ouvert à tous les lycéens, même non boursiers, sera aussi rénové, avec une visée plus large que l’entrée à Sciences Po.
Avec cette réforme, l’établissement s’engage désormais à recruter en première année un quota de 30 % de boursiers dans chaque nouvelle promotion. Un pourcentage deux à trois fois plus élevé que celui observé dans les grandes écoles de commerce. Mais équivalent à celui des masters à l’université.