L’express – “Il faut lever l’illusion d’une égalité entre les femmes et les hommes”
Frédéric Mion, directeur de l'Institut d'études politiques de Paris (Sciences po), s'exprime pour la première fois sur ses engagements pour lutter contre la persistance des inégalités.
L'EXPRESS : Un an après votre élection, en 2013, à la tête de Sciences po, vous vous êtes fortement investi en faveur de l'égalité femmes-hommes. Pour quelles raisons ?
Frédéric Mion : Cette problématique est cruciale dans une école comme la nôtre, chargée de former des jeunes gens à l'exercice de responsabilités. Les femmes, en moyenne plus et mieux formées que les hommes, accèdent moins facilement qu'eux aux fonctions d'encadrement, surtout les plus éminentes. Ainsi, 5 % seulement des grandes entreprises européennes sont dirigées par des femmes. Un chiffre totalement incongru en 2019. Plus choquant encore, cette situation trouve ses racines dès le premier emploi. A la sortie de l'école, les écarts de rémunération pour des fonctions comparables peuvent atteindre 15 %. Il est de notre devoir d'éveiller les consciences. D'autant que nous accueillons une majorité de jeunes femmes - elles représentent aujourd'hui 60 % des effectifs.
En 2015, vous êtes devenu l'un des dix champions universitaires, le seul en France, du programme de l'ONU Femmes HeForShe, qui vise à impliquer les hommes en faveur de l'égalité des sexes. Quel était votre objectif ?
F. M. Tout est parti d'un groupe d'étudiantes de Sciences po qui a pris l'initiative de monter un dossier de candidature en mon nom. Le fait d'accepter ce rôle est une façon de dire à l'ensemble de notre communauté, et notamment aux jeunes hommes, que leur responsabilité n'est pas moindre que celle des femmes pour changer la donne.
C'était bien avant le mouvement "MeToo"...
F. M. Si la question de l'égalité femmes-hommes est pluriséculaire, elle est devenue plus prégnante depuis vingt ans dans la communauté universitaire. Sciences po avait pris les devants, dès 2010, avec la création du programme PRESAGE (Programme de recherche et d'enseignement des savoirs sur le genre). L'initiative a été portée par deux femmes économistes de l'OFCE, un organisme de recherche en économie rattaché à Sciences po. L'idée était d'exposer les étudiantes et étudiants à des enseignements et des travaux sur ces questions relatives au genre à tous les stades de leur formation. Nous avons franchi cette année une étape supplémentaire avec le lancement du certificat égalité femmes-hommes et politiques publiques, au sein du master de l'Ecole d'affaires publiques.
L'une de vos priorités était de lever "l'illusion d'égalité". Qu'entendez-vous par là ?
F. M. La tentation est facile de se dire "on a fait ce qu'il fallait", le cadre normatif existe, des règles permettent d'avoir un terrain de jeu égal pour tous. Mais dans les faits, ce n'est pas le cas. Lever le voile de l'illusion, c'est dire "ne croyez pas que le monde qui vous accueille a résolu cette question une fois pour toutes". Même dans un pays très avancé comme la France, les inégalités persistent, il faut comprendre qu'elles existent et pourquoi.
Vous avez mis l'égalité femmes-hommes au centre de la gouvernance de l'école. Comment cela s'est-il traduit ?
F. M. Nous avions un devoir d'exemplarité si nous voulions être cohérents avec nos efforts en matière de formation et de recherche. Nous avons travaillé, notamment, à la féminisation des directions (études et scolarité, affaires internationales, stratégie et développement). Plus globalement, nous avons agi sur tous les leviers permettant d'assurer une homothétie dans les progressions de carrière de nos salariés. Je pense notamment aux questions de parentalité : l'obligation de trouver un équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle ne doit pas peser sur les seules épaules des femmes. Il appartient aux hommes de prendre leur part, afin de permettre à leurs conjointes de dégager du temps pour continuer leur parcours professionnel.
Vous avez créé en 2015 une cellule de veille et d'écoute sur le harcèlement sexuel. Est-elle très sollicitée ?
F. M. La cellule est très active pour informer et écouter l'ensemble de nos communautés. Elle est désormais bien identifiée comme un recours en cas de problème. Disposer de ce lieu d'écoute, avec une procédure établie, avant même la déferlante MeToo, s'est révélé précieux quand justement la parole s'est libérée sur le sujet.
L'orientation reste une source d'inégalité majeure : les étudiantes se tournent davantage vers la communication, le droit, le social, que vers la finance ou l'audit. Comment y remédier ?
F. M. Notre rôle est d'éclairer les choix de nos étudiantes, d'insister sur les conséquences en termes de carrière, et de les aider à déjouer les images qui s'attachent à certains secteurs d'activité. Il ne suffit pas de leur expliquer qu'elles gagneront moins bien leur vie dans la communication que dans la finance pour les convaincre de changer de voie. Elles ne seront de toute façon pas attirées par un milieu réputé machiste. A moins de mettre en avant des parcours de femmes qui ont réussi dans ces secteurs et qui peuvent servir de modèles. Une fois les préjugés surmontés, il faut préparer les étudiantes à affronter le marché du travail : les pièges de l'entretien d'embauche, la question de la rémunération, des augmentations... Cela passe par des ateliers menés au sein de notre service carrière, en lien avec la référente égalité femmes-hommes, en lien aussi avec la chaire de recherche et d'enseignement que nous avons créée l'an dernier pour l'entrepreneuriat des femmes, dirigée par une remarquable économiste, Anne Boring.
En quoi la recherche est-elle un élément clef pour créer et diffuser une culture d'égalité ?
F. M. Elle nous permet à la fois d'alerter sur des phénomènes qu'il est parfois trop facile d'ignorer et d'élucider les mécanismes qui créent les inégalités, les reproduisent voire les accroissent. La recherche nous aide aussi à formuler des réponses pertinentes. Anne Boring a ainsi travaillé sur les formes d'autocensure pratiquées par nos étudiantes. Elle a démontré qu'à résultat scolaire équivalent, celles-ci choisissent systématiquement, pour leur troisième année à l'étranger, des universités moins bien classées que leurs camarades masculins. Cela peut traduire un manque de confiance, la crainte de se mettre en difficulté. Les jeunes hommes n'ont pas les mêmes inhibitions. Des travaux ont aussi mis en évidence que les enseignantes femmes sont en moyenne moins bien notées par les étudiantes que par les étudiants. Celles-ci portent un regard plus sévère sur leurs professeures. Dans les comités de recrutement du personnel scientifique, les femmes sont également plus exigeantes que les hommes avec les candidates. Comme quoi la sororité ne conduit pas toujours à la bienveillance ou à une forme accrue d'indulgence.
Cinq ans après le lancement de votre politique en faveur de l'égalité femmes-hommes, quels progrès faut-il encore accomplir ?
F. M. Nous sommes loin d'être au bout de nos efforts. Une préoccupation essentielle concerne notre communauté d'enseignants-chercheurs : il subsiste toujours un écart numérique important entre femmes et hommes, et celui-ci s'accentue au fur et à mesure qu'on grimpe dans les échelons. Or le corps enseignant a un impact sur le corps étudiant : plus les hommes sont nombreux à intervenir, plus persiste le risque de perpétuer des inégalités ou une vision trop masculine des sujets abordés. Le problème est complexe car les recrutements et les avancements de carrière dans le monde académique reposent sur des mécanismes de cooptation. En tant que directeur de Sciences po, je ne peux donc pas exiger une femme pour tel ou tel poste. La faculté est par ailleurs confrontée à des réalités objectives : dans certaines disciplines, comme l'économie, il y a beaucoup moins de femmes docteurs. A nous d'imaginer des outils d'incitation pour élargir les viviers et atteindre davantage d'équilibre et d'équité aux plus hauts niveaux.
L'égalité femmes-hommes, tout comme la mixité sociale, est-elle une condition de la survie de Sciences po à l'heure où on évoque la suppression de l'ENA, accusée de former des hauts fonctionnaires déconnectés de la société ?
F. M. Nous comptons près de 30 % de boursiers, et les élèves issus des lycées de l'éducation prioritaire constituent à peu près 10 % de chacune de nos nouvelles promotions. Nous avons depuis vingt ans une expérience en matière de mixité sociale et cela peut certainement être utile quand on s'interroge sur la diversité du recrutement dans la haute fonction publique. Se posent aussi des questions sur le contenu de la formation dispensée à ces futurs responsables et sur les modalités d'évolution des carrières. Cela doit-il conduire à supprimer l'ENA ? Une chose est sûre, nous aurons toujours besoin de procédures sélectives et d'un lieu spécifique pour parachever la formation des hauts fonctionnaires. L'enjeu est de ne pas décourager les plus modestes de postuler. Ou les femmes. Car n'oublions pas que le défi de la diversité dans la haute fonction publique les concerne aussi : il y a sans doute un biais dans la sélection à l'entrée de l'ENA puisque les femmes sont plus nombreuses que les hommes à candidater mais minoritaires parmi les admis.
L'EXPRESS : Un an après votre élection, en 2013, à la tête de Sciences po, vous vous êtes fortement investi en faveur de l'égalité femmes-hommes. Pour quelles raisons ?
Frédéric Mion : Cette problématique est cruciale dans une école comme la nôtre, chargée de former des jeunes gens à l'exercice de responsabilités. Les femmes, en moyenne plus et mieux formées que les hommes, accèdent moins facilement qu'eux aux fonctions d'encadrement, surtout les plus éminentes. Ainsi, 5 % seulement des grandes entreprises européennes sont dirigées par des femmes. Un chiffre totalement incongru en 2019. Plus choquant encore, cette situation trouve ses racines dès le premier emploi. A la sortie de l'école, les écarts de rémunération pour des fonctions comparables peuvent atteindre 15 %. Il est de notre devoir d'éveiller les consciences. D'autant que nous accueillons une majorité de jeunes femmes - elles représentent aujourd'hui 60 % des effectifs.
En 2015, vous êtes devenu l'un des dix champions universitaires, le seul en France, du programme de l'ONU Femmes HeForShe, qui vise à impliquer les hommes en faveur de l'égalité des sexes. Quel était votre objectif ?
F. M. Tout est parti d'un groupe d'étudiantes de Sciences po qui a pris l'initiative de monter un dossier de candidature en mon nom. Le fait d'accepter ce rôle est une façon de dire à l'ensemble de notre communauté, et notamment aux jeunes hommes, que leur responsabilité n'est pas moindre que celle des femmes pour changer la donne.
C'était bien avant le mouvement "MeToo"...
F. M. Si la question de l'égalité femmes-hommes est pluriséculaire, elle est devenue plus prégnante depuis vingt ans dans la communauté universitaire. Sciences po avait pris les devants, dès 2010, avec la création du programme PRESAGE (Programme de recherche et d'enseignement des savoirs sur le genre). L'initiative a été portée par deux femmes économistes de l'OFCE, un organisme de recherche en économie rattaché à Sciences po. L'idée était d'exposer les étudiantes et étudiants à des enseignements et des travaux sur ces questions relatives au genre à tous les stades de leur formation. Nous avons franchi cette année une étape supplémentaire avec le lancement du certificat égalité femmes-hommes et politiques publiques, au sein du master de l'Ecole d'affaires publiques.
L'une de vos priorités était de lever "l'illusion d'égalité". Qu'entendez-vous par là ?
F. M. La tentation est facile de se dire "on a fait ce qu'il fallait", le cadre normatif existe, des règles permettent d'avoir un terrain de jeu égal pour tous. Mais dans les faits, ce n'est pas le cas. Lever le voile de l'illusion, c'est dire "ne croyez pas que le monde qui vous accueille a résolu cette question une fois pour toutes". Même dans un pays très avancé comme la France, les inégalités persistent, il faut comprendre qu'elles existent et pourquoi.
Vous avez mis l'égalité femmes-hommes au centre de la gouvernance de l'école. Comment cela s'est-il traduit ?
F. M. Nous avions un devoir d'exemplarité si nous voulions être cohérents avec nos efforts en matière de formation et de recherche. Nous avons travaillé, notamment, à la féminisation des directions (études et scolarité, affaires internationales, stratégie et développement). Plus globalement, nous avons agi sur tous les leviers permettant d'assurer une homothétie dans les progressions de carrière de nos salariés. Je pense notamment aux questions de parentalité : l'obligation de trouver un équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle ne doit pas peser sur les seules épaules des femmes. Il appartient aux hommes de prendre leur part, afin de permettre à leurs conjointes de dégager du temps pour continuer leur parcours professionnel.
Vous avez créé en 2015 une cellule de veille et d'écoute sur le harcèlement sexuel. Est-elle très sollicitée ?
F. M. La cellule est très active pour informer et écouter l'ensemble de nos communautés. Elle est désormais bien identifiée comme un recours en cas de problème. Disposer de ce lieu d'écoute, avec une procédure établie, avant même la déferlante MeToo, s'est révélé précieux quand justement la parole s'est libérée sur le sujet.
L'orientation reste une source d'inégalité majeure : les étudiantes se tournent davantage vers la communication, le droit, le social, que vers la finance ou l'audit. Comment y remédier ?
F. M. Notre rôle est d'éclairer les choix de nos étudiantes, d'insister sur les conséquences en termes de carrière, et de les aider à déjouer les images qui s'attachent à certains secteurs d'activité. Il ne suffit pas de leur expliquer qu'elles gagneront moins bien leur vie dans la communication que dans la finance pour les convaincre de changer de voie. Elles ne seront de toute façon pas attirées par un milieu réputé machiste. A moins de mettre en avant des parcours de femmes qui ont réussi dans ces secteurs et qui peuvent servir de modèles. Une fois les préjugés surmontés, il faut préparer les étudiantes à affronter le marché du travail : les pièges de l'entretien d'embauche, la question de la rémunération, des augmentations... Cela passe par des ateliers menés au sein de notre service carrière, en lien avec la référente égalité femmes-hommes, en lien aussi avec la chaire de recherche et d'enseignement que nous avons créée l'an dernier pour l'entrepreneuriat des femmes, dirigée par une remarquable économiste, Anne Boring.
En quoi la recherche est-elle un élément clef pour créer et diffuser une culture d'égalité ?
F. M. Elle nous permet à la fois d'alerter sur des phénomènes qu'il est parfois trop facile d'ignorer et d'élucider les mécanismes qui créent les inégalités, les reproduisent voire les accroissent. La recherche nous aide aussi à formuler des réponses pertinentes. Anne Boring a ainsi travaillé sur les formes d'autocensure pratiquées par nos étudiantes. Elle a démontré qu'à résultat scolaire équivalent, celles-ci choisissent systématiquement, pour leur troisième année à l'étranger, des universités moins bien classées que leurs camarades masculins. Cela peut traduire un manque de confiance, la crainte de se mettre en difficulté. Les jeunes hommes n'ont pas les mêmes inhibitions. Des travaux ont aussi mis en évidence que les enseignantes femmes sont en moyenne moins bien notées par les étudiantes que par les étudiants. Celles-ci portent un regard plus sévère sur leurs professeures. Dans les comités de recrutement du personnel scientifique, les femmes sont également plus exigeantes que les hommes avec les candidates. Comme quoi la sororité ne conduit pas toujours à la bienveillance ou à une forme accrue d'indulgence.
Cinq ans après le lancement de votre politique en faveur de l'égalité femmes-hommes, quels progrès faut-il encore accomplir ?
F. M. Nous sommes loin d'être au bout de nos efforts. Une préoccupation essentielle concerne notre communauté d'enseignants-chercheurs : il subsiste toujours un écart numérique important entre femmes et hommes, et celui-ci s'accentue au fur et à mesure qu'on grimpe dans les échelons. Or le corps enseignant a un impact sur le corps étudiant : plus les hommes sont nombreux à intervenir, plus persiste le risque de perpétuer des inégalités ou une vision trop masculine des sujets abordés. Le problème est complexe car les recrutements et les avancements de carrière dans le monde académique reposent sur des mécanismes de cooptation. En tant que directeur de Sciences po, je ne peux donc pas exiger une femme pour tel ou tel poste. La faculté est par ailleurs confrontée à des réalités objectives : dans certaines disciplines, comme l'économie, il y a beaucoup moins de femmes docteurs. A nous d'imaginer des outils d'incitation pour élargir les viviers et atteindre davantage d'équilibre et d'équité aux plus hauts niveaux.
L'égalité femmes-hommes, tout comme la mixité sociale, est-elle une condition de la survie de Sciences po à l'heure où on évoque la suppression de l'ENA, accusée de former des hauts fonctionnaires déconnectés de la société ?
F. M. Nous comptons près de 30 % de boursiers, et les élèves issus des lycées de l'éducation prioritaire constituent à peu près 10 % de chacune de nos nouvelles promotions. Nous avons depuis vingt ans une expérience en matière de mixité sociale et cela peut certainement être utile quand on s'interroge sur la diversité du recrutement dans la haute fonction publique. Se posent aussi des questions sur le contenu de la formation dispensée à ces futurs responsables et sur les modalités d'évolution des carrières. Cela doit-il conduire à supprimer l'ENA ? Une chose est sûre, nous aurons toujours besoin de procédures sélectives et d'un lieu spécifique pour parachever la formation des hauts fonctionnaires. L'enjeu est de ne pas décourager les plus modestes de postuler. Ou les femmes. Car n'oublions pas que le défi de la diversité dans la haute fonction publique les concerne aussi : il y a sans doute un biais dans la sélection à l'entrée de l'ENA puisque les femmes sont plus nombreuses que les hommes à candidater mais minoritaires parmi les admis.